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CHASSES À L'HOMME Page 3
CHASSES À L'HOMME Read online
Page 3
– Je t'entends très mal, tu parles de Caramany, c'est ça ?
– Oui. J'ai reçu un message sur mon téléphone me disant qu'il est accusé de viol par l'I.G.S..
– Je n'ai pas été informé de cette intervention dans ton commissariat. Je me renseigne et je te rappelle, OK ?
– Je te remercie, et embrasse Irène de ma part, finit-il par hurler.
– Merci !
Henri Pupillin était le commissaire divisionnaire dirigeant la 2e division de police judiciaire. Il avait sous sa responsabilité plusieurs arrondissements de Paris. Le commissariat Saint-Georges, dirigé par Saint Hilaire, était sous sa tutelle. Tous deux étaient des amis de longue date. Leurs femmes étaient aussi très liées, et bien souvent ils passaient leurs dimanches ensemble dans leur maison de campagne. Mais tout ceci semblait bien loin pour Saint Hilaire qui, adossé contre la fenêtre du compartiment, s'inquiétait de l'appel au secours de son adjoint. Comment une telle affaire était-elle possible ? Pourquoi l'Inspection générale des services était-elle intervenue sans le prévenir, ni même informer le chef de division ?
Le commissaire restait très circonspect devant toutes ces questions sans réponse. L'esprit encore troublé, ses yeux n'en restaient pas moins fixés sur la silhouette de cette charmante femme qui ne cessait de déverser des flots de paroles dans son téléphone portable. Seul dans ce compartiment, et en si bonne compagnie, Saint Hilaire retrouvait des sensations qui avaient déserté son corps depuis fort longtemps. Depuis combien de temps n'avait-il pas désiré une femme ? Ses idées s'embrouillaient. Serait-il capable de tourner la page ? Le train traversa un tunnel, coupant la communication de Monica Scalzo. Elle garda son téléphone plaqué contre son oreille, immobilisée par le regard de cet inconnu qui la fixait et la détaillait, mais dont l'esprit semblait ailleurs. Préoccupé, il était dans ses songes. Le wagon grinça, les roues crissèrent en amorçant un virage serré. Le train sortait du tunnel. Eclairé par la pleine lune qui venait de refaire son apparition, Saint Hilaire lui apparaissait comme un fantôme. Au loin, en arrière-plan, elle distinguait à peine les premiers contreforts des montagnes. Son téléphone sonna à nouveau.
– Allô, oui, on a été coupé ! dit-elle en reprenant sa conversation.
Saint Hilaire fut tiré de ses réflexions par une autre sonnerie.
– Allô !
– Pierre, c'est Henri !
– Je t'écoute ! dit-il avec intérêt.
– J'ai réussi à avoir des informations. Le lieutenant Caramany fait vraisemblablement l'objet d'une plainte pour viol. L'I.G.S. vient de faire une descente dans ton commissariat et ils l'ont placé en garde à vue.
– C'est inadmissible ! cria Saint Hilaire.
– Je sais ! Nous aurions dû être avisés de leur opération.
– Mais qui est cette femme qui déclare avoir été violée ? Est-elle connue des services de police ?
– Je ne sais pas, je n'ai même pas pu avoir son nom. J'en saurai plus demain matin. Ils sont partis en urgence perquisitionner le domicile de Caramany, tant que l'heure légale le leur permettait. La seule chose que je peux te dire, c'est que la plaignante a parfaitement décrit les pièces de l'appartement de ton lieutenant. Le viol se serait déroulé là-bas. Mais le plus grave, c'est que la victime a disparu de la circulation depuis qu'elle a porté plainte dans les locaux de l'Inspection générale des services.
– Peux-tu me passer le numéro de téléphone du collègue qui s'occupe de l'affaire, je vais lui demander des explications ?!
– Je veux bien, mais tu sais... c'est le directeur en personne de l'I.G.S., si tu vois ce que je veux dire...
Saint Hilaire marqua un temps d'arrêt.
– Pardon ?
– Oui, Pierre ! C'est bien Michel Wuenheim...
Henri Pupillin laissa s'installer un bref instant de silence, puis continua.
– Tu as de ses nouvelles ?
– ... Je ne sais pas, Henri ! Tu sais bien que depuis le départ de sa mère, on ne s'est plus beaucoup vu. Elle ne me parle plus. Enfin tu vois, c'est difficile. Nos relations sont...
Saint Hilaire cherchait ses mots.
– Donne-moi quand même son numéro, s'il te plaît, je vais l'appeler ! dit-il fermement, comme pour reprendre la situation en main.
Saint Hilaire attrapa un stylo au fond de la poche intérieure de sa veste, et nota sur sa main gauche le numéro de téléphone de Wuenheim. Il remercia son ami et raccrocha. Face à lui, Monica Scalzo, immobile, le fixait du regard.
– Des ennuis ? interrogea-t-elle.
– Des problèmes professionnels et...
– Familiaux ! se sentit obligée d'ajouter la jeune femme. Vous n'arrêtez pas de toucher votre alliance, votre femme vous manque ? demanda-t-elle avec audace.
– Ma femme a disparu, il y a dix-sept mois et... vingt et un jours. Elle est partie faire des courses en ville et n'est jamais revenue. Je ne sais si elle a été victime d'un enlèvement, d'un accident, d'une perte de mémoire, ou si elle a tout simplement décidé de disparaître, de refaire sa vie ailleurs, expliqua Saint Hilaire en regardant les pics alpins en contre-jour. Elle ne m'a laissé aucune lettre d'adieu, je n'ai reçu aucune demande de rançon, et son corps n'a jamais été identifié dans une quelconque enquête criminelle. Rien que son absence ! finit-il par dire avec tristesse.
– Mon Dieu ! Veuillez excuser mon manque de délicatesse, s'excusa Monica, accablée par le remords d'avoir été trop curieuse.
– Ce n'est rien ! C'est juste... Enfin... j'aimerais arriver à reprendre le cours de ma vie.
– ... Revoir votre fille ?, lâcha-t-elle en se maudissant aussitôt d'avoir posé la question.
– J'ai toujours parlé trop fort dans les téléphones portables ! Je manque de discrétion, constata-t-il en exprimant son premier sourire, mais vous avez raison ! Ma fille, ma tendre fille chérie me tient pour responsable de cette disparition. J'ai été trop souvent absent de chez moi. J'ai d'abord privilégié mon travail.
Elle faillit l'interrompre, mais Saint Hilaire lui fit comprendre d'un regard qu'il n'était pas nécessaire de poser la question.
– Je suis commissaire principal de police. J'ai toujours aimé mon travail, plus que de raison peut-être ! Voilà pourquoi, aujourd'hui, ma femme a disparu et ma fille ne me parle plus.
– Quel âge a-t-elle ? s'enquit Monica, prenant plaisir à écouter cet homme meurtri, mais non dénué de charme.
– Elle a vingt-sept ans. Elle est médecin légiste, précisa-t-il avec fierté.
– Elle a suivi en partie les traces de son père, ajouta-t-elle, comme pour le réconforter.
– C'est possible, mais depuis, nos chemins se sont bien écartés ! dit Saint Hilaire en relevant la manche de sa veste pour regarder sa montre. Excusez-moi, mais je dois passer un appel téléphonique très important pour mon travail. Je vais aller dans le couloir si ça ne vous dérange pas !
D'un signe de la tête, elle acquiesça mais ne le quitta pas des yeux. Elle le trouvait à son goût. Il devait bien avoir dix ans de plus qu'elle, mais cela ne la dérangeait aucunement. Elle aimait son visage aquilin, son menton volontaire, ses yeux sombres et expressifs. Il avait les cheveux bruns et courts, et ses tempes légèrement grisonnantes lui donnaient un charme fou. Il semblait bien bâti. Lorsqu'il tira la porte pour accéder au couloir, elle devina sous sa veste un large torse musclé qui tendait le tissu de sa chemise. Sa taille devait avoisiner le mètre quatre-vingts. Il était le compagnon idéal pour ce voyage de nuit !
Le paysage défilait à allure régulière devant les yeux du commissaire. Le train amorçait déjà l'ascension d'un passage escarpé. Saint Hilaire réfléchit quelques instants avant de composer le numéro de Wuenheim qu'il venait d'inscrire dans la paume de sa main.
– Commissaire Wuenheim, j'écoute !
C'était la première fois qu'il entendait la voix de l'homme qui avait séduit sa fille. Quelque temps auparavant, au cours d'une conversation dans les locaux du Quai des Orfèvres, il avait appris que le commissaire de l'I.G.S. avait une liais
on avec la nouvelle médecin légiste de l'Institut médico-légal de Paris. Elle était en train de refaire sa vie tout en écartant son père de son avenir. Plutôt que par le hasard de cet entretien, Saint Hilaire aurait souhaité des présentations plus conventionnelles : il imaginait sa fille venant le présenter, un dimanche ; sa femme aurait préparé un bon repas ; il aurait offert son meilleur whisky en guise d'apéritif ; puis, ils seraient sortis faire une balade au parc des Buttes-Chaumont, en profitant ensemble de l'air frais du mois de mars. Enfin ils se seraient réfugiés dans une brasserie, réchauffant leurs mains autour d'une tasse de thé. Marthe aurait sans doute demandé si un mariage se dessinait à l'horizon, et aurait peut-être même poussé le vice jusqu'à savoir si Wuenheim aimait les enfants. Un dimanche comme celui-là, Saint Hilaire savait qu'il ne le vivrait jamais. La vie en avait décidé autrement. Sa famille n'était plus qu'un triste souvenir. Elle avait volé en éclats, du jour au lendemain, brisée...
– Commissaire Saint Hilaire du commissariat Saint-Georges ! dit-il sèchement. Je viens d'apprendre que vous aviez interpellé l'un de mes adjoints sans même m'en informer. J'attends des explications, monsieur Wuenheim !
Les fonctionnaires appartenant au corps des commissaires de police, avaient l'habitude de se tutoyer entre eux. Mais Saint Hilaire désirait mettre de la distance entre cet homme et lui. De plus, qu'il le veuille ou non, il restait son « gendre » et lui devait donc le respect.
La porte du compartiment était mal verrouillée. Depuis sa couchette Monica Scalzo pouvait distinguer le policier qui faisait les cent pas dans le couloir du wagon.
– J'ai un chef de division ! Le commissaire divisionnaire Pupillin aurait pu être avisé.
Un courant d'air frais s'infiltrait dans l'entrebâillement de la porte, soufflant sur le visage de la jeune femme. Malgré tout, elle continuait d'observer le policier.
– J'exige de parler à Caramany, ordonna-t-il.
Sa voix et ses gestes traduisaient sa colère. Sa main gauche se cramponnait tantôt à la barre de maintien du couloir, tantôt désignait dans le vide un accusé virtuel. Elle tendait l'oreille pour mieux percevoir la conversation.
– Soit, mais nous réglerons ce manque de bienséance devant le directeur de la police. Je vais lui demander audience dès mon retour pour éclaircir cette affaire, menaça-t-il.
Monica remonta la couverture jusqu'à son nez. L'atmosphère était fraîche et elle avait profité d'être seule dans le compartiment pour mettre une tenue de nuit. Puis elle s'était glissée sous les draps de sa couchette en attendant le retour de Saint Hilaire.
– Dès ma descente du train demain matin, j'arrive dans votre bureau. J'espère que vos preuves tiendront la route, sinon vous devrez vous expliquer de cette bavure ! décocha, furieux, le commissaire.
Elle découvrait une nouvelle facette de ce personnage. Ce solitaire aux apparences de gentleman pouvait se transformer en une bête féroce, selon la situation. Elle devait le reconnaître : elle aimait cette ambivalence.
– Wuenheim ! ajouta Saint Hilaire.
Il hésita. Sa bouche était comme pétrifiée. Un bref silence anticipa sa question en suspens :
– ... Wuenheim... comment va-t-elle ?
Soudain le paysage montagneux disparut dans l'obscurité.
– Merde, un tunnel ! lâcha-t-il à haute voix.
Il aurait voulu garder son calme. Il s'était juré de parler posément. Mais la situation, la personnalité du commissaire de l'Inspection générale des services comme ses relations avec sa fille, avaient mis à mal ses résolutions. Son visage était marqué. Pourtant, il rentra dans le compartiment en se forçant d'un sourire à sa compagne d'un soir. Monica le lui rendit tout en le regardant ouvrir sa valise. Elle n'hésita pas un instant :
– Les nouvelles sont mauvaises ?
– J'en ai bien peur, répondit Saint Hilaire, sans développer plus avant.
– C'est donc une journée que nous devons tous les deux oublier, lança-t-elle, en forme d'invite.
Le commissaire n'était pas né de la dernière pluie. Il avait la lucidité et la maturité pour bien comprendre ce à quoi cette magnifique inconnue voulait en venir. Ses cheveux d'or, dénoués, s'étalaient sur l'oreiller blanc où reposait sa tête délicate. A décor idyllique, moment idéal !
– Ecoutez... dit-il, embarrassé.
Il cherchait les mots pour formuler ce qu'il ne ferait pas.
– Cela aurait été avec plaisir, et je m'en mordrais sûrement les doigts demain matin, mais...
Elle le fixait de ses yeux de feu. Il tentait de nager à contre-courant.
– Mais je ne peux pas ! termina-t-il, embarrassé.
– Je comprends..., dit-elle, compatissante.
– Je n'ai pas fait mon deuil de l'histoire de ma femme, avoua-t-il pour se justifier. Si j'étais certain qu'elle m'ait fui, qu'elle soit partie à cause de moi, je pourrais recommencer à vivre, à aimer. Mais comment savoir ?
Le commissaire semblait désespéré. L'intimité du compartiment favorisait les confidences. Parler à une inconnue lui permettait de se soulager de mois entiers de solitude.
– Imaginez qu'elle ait été tuée par un pervers ou qu'elle soit séquestrée au fond d'une cave ? Comment pourrais-je alors me laisser aller avec une autre femme ? Comment pourrais-je oublier son visage en vous regardant ?
Il semblait vivre le martyre.
– Je vois des fantômes. Me comprenez-vous ? lui demanda-t-il, visiblement perturbé.
Monica Scalzo fit mine d'acquiescer de la tête. Cependant, elle écarta rapidement sa couverture et se leva, sans quitter un instant le regard malheureux de Saint Hilaire. Son déshabillé en soie rouge cachait mal des formes harmonieuses. Sans lui demander son avis, elle approcha sa poitrine de son torse. Ses bras l'enlacèrent. Au contact de cette douce chaleur féminine, il se laissa guider jusqu'à la couchette. Pour la première fois depuis qu'il vivait seul, le policier se laissait approcher par une autre femme. L'odeur de son parfum gagnait ses narines, et son pouls battait la chamade. Une sarabande d'images dansait dans sa tête. Il n'était plus maître de son corps. En images confuses, les visages de sa femme et de sa fille se mêlaient à ceux des tableaux des plus grands maîtres. De frissons en vertiges, ils se trouvèrent en chien de fusil, elle derrière lui, lui caressant les cheveux. Autorisé par sa conscience à cette ultime concession, il se laissa enlacer. Une giboulée de grêle frappa la fenêtre du compartiment, berçant Saint Hilaire de songes imprévus...
– Dormez, mon beau commissaire, dormez en paix ! chuchota Monica en écoutant sa lourde respiration. Elle ne vous mérite pas !
Chapitre Trois
Le major de police Victor Léognan était véritablement ennuyé de la situation. Il appréciait tout particulièrement le lieutenant Caramany. A aucun moment, il ne pouvait l'imaginer en pervers sexuel. Au cours de sa longue carrière, il avait rencontré toutes sortes de chefs plus ou moins sympathiques, plus ou moins compétents, parfois caractériels ou entêtés, voire colériques, mais jamais il n'avait eu l'occasion de rencontrer un être aussi équilibré et sensé que Luc Caramany.
Les nouvelles semblaient se répandre vite. Il venait juste de recevoir au téléphone une « soufflante » du commissaire divisionnaire Pupillin, chef de la 2e division. Lui, en revanche, était un dur à cuire, de l'ancienne génération qui ne supportait aucunement d'être contredit : « Vous auriez dû m'aviser ! », lui avait-il hurlé dans le combiné. Le major Léognan avait bien tenté de répondre à son interlocuteur, prétextant avoir été pris de vitesse par l'I.G.S.. De plus, il pensait en toute bonne foi que sa direction avait été avisée de cette intervention. Mais le commissaire divisionnaire était resté sur ses positions. Le policier expérimenté qu'était Léognan en avait déjà essuyé des colères de chefs comme des orages de fin d'été. Il savait courber le dos jusqu'à ce que ces messieurs les « seigneurs » de la police recouvrent leur calme. A deux ans de la retraite, il ne craignait plus pour sa personne.
Le calme était revenu dans le couloir du commissariat. Les bruits et �
�clats de voix avaient cessé après le départ de Caramany et de l'I.G.S.. Le convoi était parti perquisitionner l'appartement du lieutenant. En traversant le couloir escorté par ses cerbères, le lieutenant de police avait hurlé son innocence. Victor Léognan avait bien tenté de le réconforter en l'assurant que le commissaire Saint Hilaire le sortirait de ce pétrin. Il soupira en repensant à ces tristes circonstances et se dit qu'il était temps pour lui de quitter cette nouvelle police, si celle-ci devait être aussi peu respectueuse de ceux qui la servent.
– J'ai fini de m'occuper du fou ! Les infirmiers sont venus le chercher, déclara le gardien de la paix Sarras, en entrant dans la pièce.
– Les cages sont vides ? interrogea Léognan.
– Absolument ! Plus personne en consigne !
Les deux hommes qui occupaient le bureau 13 du commissariat pesaient probablement plus de deux cent cinquante kilos à eux deux. Deux tiers répartis dans le corps mou et difforme du major Léognan, et un tiers pour le gardien de la paix, Yvan Sarras, qui avait pourtant une toute autre allure. Sa tête au crane rasé s'enfonçait dans des épaules musclées, son absence de cou le faisait ressembler à un pilier de rugby. Mais ses yeux clairs apportaient une touche singulière à cet homme qui dégageait un certain charme auprès des femmes. On pouvait aimer ce genre de mâle dans un quartier comme Pigalle.
Sarras avait en horreur la dégaine de son chef de bureau. Le major Victor Léognan était disgracieux au possible, négligeant son corps comme ses tenues. Des tâches de graisse ornaient continuellement ses chandails, et sa moustache touffue recelait bien souvent les restes de son dernier repas. Ses cheveux clairsemés étaient peignés méthodiquement de gauche à droite. Il s'adonnait généreusement à l'alcool et aux cigarettes roulées, laissant à son collègue de bureau l'autre vice qu'était le sexe.