CHASSES À L'HOMME Read online

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  Caramany avait besoin de réfléchir tranquillement à la situation. Il fallait faire vite. Il jouait serré. N'arrivant pas à remettre ses idées en place, il demanda à son « garde du corps » l'autorisation de se rendre aux toilettes de l'étage. Serge Poncey accéda à sa demande et attendit dans la partie pissotières pendant que son « protégé » s'installait, porte non fermée à clef, dans l'un des deux cabinets de la pièce.

  Il sortit son téléphone portable qu'il gardait toujours dans la poche arrière de son jean, et composa un texto en appuyant frénétiquement sur les touches de son clavier. Il aurait bien voulu parler à son patron, mais la faible épaisseur de la porte qui le séparait de celui qui le surveillait, n'aurait pu empêcher ce dernier d'écouter la conversation. Caramany faisait partie de la première génération texto. Il maniait habilement le clavier. Même dans le noir, il aurait réussi à envoyer son message. Une fois son texte transmis, il attendit quelques instants dans le secret espoir d'obtenir une réponse qui ne vint malheureusement pas. Il tira la chasse d'eau et retrouva son cerbère.

  De retour dans son bureau, il constata un grand désordre : les placards avaient été ouverts, et des piles de documents jonchaient le parquet. Le commissaire stagiaire était dans tous ses états. Des perles de sueur lui coulaient sur le front. Il s'était visiblement démené durant son absence. A la vue de ce capharnaüm, Caramany se fâcha.

  – Ne devrais-je pas être présent lorsqu'on perquisitionne mon bureau ?

  – Ne vous énervez pas, Caramany ! Nous essayons juste de ne pas perdre de temps inutilement, rétorqua Wuenheim toujours immobile sur sa chaise.

  – Nous ne faisons que notre métier, ajouta Poncey dans son dos, avec sérieux et honnêteté !

  – Tes paroles transpirent la mauvaise foi ! Qu'est-ce que vous êtes venus foutre dans mon bureau ? déclara-t-il sèchement en pivotant pour faire face aux trois policiers.

  Voyant sa colère monter, les deux acolytes du commissaire se dressèrent, prêts à l'empoigner.

  – Tout doux, tout doux, les amis ! déclara Wuenheim en faisant un signe d'apaisement. Le lieutenant Caramany ne va pas se bagarrer. Il sait qu'il a déjà eu affaire à l'I.G.S., que son dossier est lourd et qu'il doit adopter un profil bas. N'est-ce pas, monsieur Caramany ? siffla-t-il comme un serpent. Alors, vous allez gentiment poser votre cul sur cette chaise, intima le commissaire en désignant de la tête le siège placé derrière le bureau, et vous allez patienter sagement le temps que nous finissions notre opération.

  Le Taillan était sur la défensive, prêt à frapper. Poncey avait déjà sorti les menottes de son étui. La raison fit se soumettre Caramany. Il baissa sa garde et alla s'échouer dans son fauteuil. Le lieutenant, appuyé sur son coude droit, se mit à triturer un trombone entre ses doigts. Dans un profond silence, il scrutait ses trois assaillants. Ses yeux allaient de l'un à l'autre sans interruption.

  Le commissaire stagiaire Le Taillan, qui cherchait à se faire bien voir de son formateur, fouillait avec hargne et zèle les piles de dossiers qui jonchaient maintenant le sol.

  – Commissaire, je crois que j'ai quelque chose !

  Il tenait entre les doigts la photo d'identité d'une jeune femme. Wuenheim bondit pour la première fois de sa chaise. Il était grand et sec, avec un torse disproportionné par rapport à ses jambes trop courtes. Cette constitution lui donnait une façon étrange de marcher, comme si l'étage supérieur allait s'écrouler sur ce qui le portait. Il arracha la photographie des mains de son jeune collègue. Il la regarda quelques instants avant d'inscrire un sourire radieux sur ses lèvres.

  – Pouvez-vous me dire qui est cette femme ? interrogea-t-il en tenant la photographie du bout des doigts.

  Caramany tendit le cou en avant pour distinguer au mieux les traits de la jeune personne.

  – Je n'en ai aucune idée ! Je n'ai jamais vu cette femme ! Je ne sais pas qui elle est, et j'ignore totalement ce que fait cette photographie dans mes affaires...

  Mais il se ravisa.

  – En fait, je sais pourquoi elle se trouve dans mon bureau ! C'est vous qui l'avez déposée lorsque je me suis absenté de cette pièce, dit-il sur un ton monocorde en fixant un à un ses trois accusateurs. Ce sont des techniques dignes du KGB ! Pas de L'I.G.S. !

  Wuenheim ne répondit pas et préféra s'adresser à Poncey.

  – Placez-moi ce document dans un sachet plastique, on le mettra sous scellés au bureau.

  – OK, patron !

  Le commissaire de police reprit son interrogatoire sans prendre en considération les allégations de Caramany.

  – La jeune fille, sur cette photographie, est mademoiselle Mélanie Bouzy.

  – Je m'en doutais à voir vos mines réjouies ! rétorqua Caramany tout en regardant le jeune Le Taillan installer un ordinateur portable tout droit sorti d'une sacoche noire.

  – C'est étrange ! lâcha le capitaine de police. Une femme dépose plainte contre toi alors que tu ne la connais pas, et l'on découvre dans tes affaires une photographie de cette même personne ! Cette coïncidence n'est-elle pas troublante ?

  – Je demande à voir un avocat !

  – C'est une sage décision ! asséna Wuenheim. Dès que vous aurez signé votre garde à vue, vous aurez droit à tout ce que vous voudrez !

  Le commissaire stagiaire se mit à frapper frébrilement le procès-verbal de garde à vue sur son ordinateur. En position vibreur, le téléphone de Caramany se mit à trembler au fond de sa poche de pantalon. Le lieutenant se contorsionna lentement pour glisser sa main droite dans son jean sans se faire remarquer. Il réussit à se saisir de son appareil. Délicatement l'officier de police plaça le téléphone sous son bureau hors de la vue des policiers, et en lut le message qui s'afficha sur l'écran : Faites ce qu'ils vous disent, j'arrive à Paris demain matin, je me renseigne. Saint Hilaire. A la vue de ces quelques mots, le lieutenant de police reprit un peu espoir. Il pouvait au moins compter sur quelqu'un. Le commissaire Saint Hilaire le remettait en selle. Lorsqu'il avait été relégué dans son commissariat, après avoir été sanctionné, ce chef de service lui avait donné une nouvelle chance en faisant table rase du passé. Il lui en était redevable. Et avec ces nouveaux événements, il le serait encore pour longtemps. Cet instant de réconfort ne dura pas !

  – Lieutenant Caramany ! interpella solennellement le commissaire Wuenheim, je dois vous informer que la plaignante n'a plus donné signe de vie depuis qu'elle est venue porter plainte dans nos locaux. Sauriez-vous où nous pourrions la trouver, par hasard ?

  Caramany ne broncha pas, prostré dans son mutisme. Le commissaire de police se déplaça jusqu'à l'imprimante qui était en train de régurgiter le procès-verbal de son adjoint. Il saisit le document notifiant la garde à vue et le déposa devant Caramany.

  – Signez ! Pour l'instant, vous ne faites l'objet que d'une enquête criminelle pour viol ! Mais si nous découvrons qu'il est arrivé malheur à cette pauvre fille, c'est avec plaisir que je modifierai moi-même cette garde à vue pour vous inculper de meurtre.

  Chapitre Deux

  Scusi ! Scusi ! La foule emplissait le hall de la gare. Il bousculait certains voyageurs, lâchant ses « scusi ! » impatients tout en pourfendant cette marée humaine. Scusi ! Scusi ! Il atteignit le premier guichet qu'il trouva libre.

  – Un biglietto per Paris, per favore !

  Il dut s'y reprendre à deux fois, en prononçant distinctement toutes les syllabes pour se faire comprendre de son interlocuteur. Grazie ! Puis reprenant sa course effrénée, il se remit à slalomer de plus belle entre les touristes de la gare centrale Santa Maria Novella. L'horloge centrale indiquait 20H50. Il lui restait trois minutes pour courir jusqu'au quai no 8 où l'attendait le train de nuit Artesia.

  Par une musique polyphonique, son téléphone portable lui indiqua l'arrivée d'un message. Il n'y prêta aucune attention, soucieux de ne pas manquer son train. Il continua son marathon, tenant dans sa main gauche son imperméable et son billet tandis qu'il tirait de sa main droite une lourde valise noire.

  Scusi ! Scusi ! Ses efforts
furent récompensés lorsqu'il s'approcha du train encore à quai. Il exhiba son ticket de voyage à un contrôleur perché au-dessus des marches du wagon et put enfin gagner le long couloir qui desservait les compartiments. Ses pieds le faisaient souffrir, il ouvrait grand la bouche pour reprendre son souffle. Sa chemise était trempée et le nœud de sa cravate pendait lamentablement. Il dut encore s'effacer devant une imposante dame d'origine allemande avant d'atteindre sa cabine qu'il trouva vide, pour autant que la pénombre lui permettait de s'en assurer. Il serait tranquille au moins jusqu'à Milan. Il referma la porte et laissa les stores baissés pour préserver sa tranquillité. Il y avait de chaque côté du compartiment trois couchettes superposées. Il déposa sa valise sur la couchette inférieure de droite et s'assit sur celle de gauche.

  Une secousse lui fit se cogner la tête contre le lit supérieur. Le train se mettait enfin en branle. Un dernier coup de sifflet résonna sur le quai de la gare. « Adieu, Firenze ! » Il venait de passer une semaine dans cette superbe ville. Son supérieur, le commissaire divisionnaire Pupillin, l'avait choisi pour représenter la Préfecture de police de Paris au congrès international des polices européennes. Ce séminaire ne l'enchantait guère, mais son amour pour l'art l'engagea à accepter cette proposition. Florence regorgeait de musées et d'églises en tout genre. Saint Hilaire avait finalement sauté sur l'occasion. Il se sentait comme chez lui dans les ruelles étroites qui serpentaient dans cette cité de la Renaissance. Des places somptueuses, des fontaines gigantesques et des statues monumentales l'émerveillaient à chaque coin de rue.

  Ces cinq journées lui avaient semblé une course contre la montre. La corvée des longues discussions sur la situation des polices en Europe, commençait dès neuf heures du matin et s'achevait, selon les intervenants, aux alentours de seize heures. Toujours le premier à quitter les lieux du congrès, il consacrait le reste de ses soirées à parcourir les galeries des musées, à visiter les églises et à en escalader les coupoles, pour terminer la journée dans les petits restaurants typiques. Ces souvenirs tout récents emplissaient encore la tête du policier. Il souriait, se revoyant encore sur le Ponte Vecchio, pont chargé de boutiques, avec leur multitude d'étals consacrés au commerce de bijoux. Un jeune Italien tenté de dérober un bracelet en or exposé dans l'une de ces vitrines, avait goûté bien malgré lui, au 42 en cuir noir chaussant les pieds du policier français. Il le revoyait s'enfuir en fendant la foule hilare. Saint Hilaire souriait à ces souvenirs. Florence l'avait charmé. Il était conquis, comme hypnotisé par cette ville ensorcelante.

  Le train avait pris de la vitesse. Saint Hilaire regrettait déjà le charme de la campagne toscane. La nuit allait effacer le paysage.

  Le cliquetis du loquet de la porte fit sortir Saint Hilaire de ses rêveries nostalgiques.

  – Bonsoir, la couchette 225 est bien dans ce compartiment ?

  Le commissaire de police qui savait être « vieille France », se leva immédiatement pour tenir la porte à l'élégante apparition qui lui faisait face.

  – J'ai la couchette 224, vous devez sûrement être dans ce compartiment.

  Il chercha des yeux les plaques numérotant chaque lit.

  – C'est ici ! précisa-t-il, en retirant sa valise de la couchette indiquée.

  Il se recula contre la fenêtre pour laisser pénétrer la jeune femme dans le compartiment.

  – Je vous remercie. J'étais très en retard et je suis montée dans le dernier wagon. Cela fait un bon quart d'heure que je recherche ma place, dit-elle, heureuse d'avoir enfin trouvé son refuge. Je me présente : Monica Scalzo !

  – Pierre Saint Hilaire, enchanté !

  Il lui tendit une main qu'elle prit langoureusement.

  – Vous parlez parfaitement français, et pourtant votre nom est italien, n'est-ce pas ?

  – Tout à fait. Ma famille est originaire de Toscane, mais je suis née en France.

  En bon policier, Saint Hilaire avait l'habitude de dévisager ses interlocuteurs. Cette femme paraissait jeune mais semblait avoir l'assurance de quelqu'un qui a déjà vécu. Il lui donnait trente-cinq ans environ, même si elle en paraissait moins. Elle ne devait pas mesurer plus d'un mètre soixante-quinze. La jupe fendue laissait apparaître des cuisses fines et musclées. Il était déjà subjugué par sa chevelure dorée, regroupée dans un chignon d'où s'échappaient quelques mèches qui venaient titiller le bord de ses lèvres. Malgré l'obscurité, il devinait un visage doux, illuminé par des yeux bleu foncé dont il était difficile d'affronter le regard. Saint Hilaire mesura sa chance de voyager de nuit avec une telle beauté alors qu'il aurait tout aussi bien pu partager le compartiment avec de jeunes soldats permissionnaires !

  – C'était un retour aux sources ? interrogea le policier.

  – Si l'on peut dire... soupira-t-elle, je suis venue enterrer ma grand-mère.

  – Toutes mes condoléances, veuillez m'excuser, je ne savais pas !

  – Oh, ce n'est pas grave. Elle était très âgée. Cela faisait trois ans qu'elle ne parlait plus sur son lit d'hôpital, alors, vous comprenez... C'était presque une délivrance, murmura-t-elle avec émotion. Et vous, monsieur Saint...

  – Saint Hilaire.

  – Monsieur Saint Hilaire, êtes-vous venu en Italie pour affaires ? demanda-t-elle, tout en ouvrant sa valise.

  – Disons que c'est un voyage d'agrément dans le cadre de mes fonctions, expliqua-t-il sur un ton énigmatique.

  Monica Scalzo lui adressa un sourire complice. Saint Hilaire, comprenant qu'elle le suspectait d'une escapade extraconjugale, se sentit obligé de préciser :

  – J'ai dû assister à un séminaire, mais j'ai largement profité de toutes les richesses culturelles offertes par la ville.

  – Vous auriez eu tort de vous en priver ! Etes-vous allé visiter la Galerie des Offices ?

  – Deux fois ! répondit-il avec fierté. J'ai vu toutes les salles, tous les peintres : Botticelli, Léonard de Vinci, Michel-Ange, les peintres allemands, les Flamands, l'art vénitien. Florence est la Mecque de l'art !

  Sa passion se reflétait sur son visage. Sa tête était encore habitée de la vision de toutes ces sculptures gigantesques, de ces fresques immenses parant les coupoles des églises. Il revenait repu, rassasié, heureux pour l'amateur qu'il était, d'avoir pu admirer autant de chefs-d'œuvre en si peu de temps.

  – J'y suis retourné juste avant de partir ! J'avais une heure devant moi. Je me suis installé sur un banc, en face du Printemps de Botticelli. Je crois que le temps s'est arrêté ! J'ai contemplé le tableau sous tous ses angles. J'ai admiré l'harmonie de sa composition, son raffinement pictural, le rythme des lignes et des couleurs, la musicalité qui s'en dégage. La technique du drapé des Trois Grâces ! Avez-vous vu Flore distribuant ses fleurs ? N'est-ce pas cela la beauté idéale ?

  Son enthousiasme fit sourire Monica.

  – Attention ! Si vous continuez comme cela vous allez être atteint du syndrome de Stendhal ! prévint-elle.

  – Le syndrome de Stendhal ?

  Saint Hilaire parut intrigué. Par cette question, il avouait son ignorance. La jeune femme n'était pas seulement belle. Elle était cultivée. Le commissaire se demanda si cette apparition n'était pas aussi celle d'une véritable beauté idéale.

  – Oui, c'est un trouble psychique constaté chez certains touristes à Florence.

  Saint Hilaire la regarda d'un air intéressé. Elle poursuivit :

  – La petite histoire dit que Stendhal en visitant Florence, a eu un malaise après avoir visité l'église de Santa Croce. Il a expliqué sa défaillance par le poids d'une émotion incontrôlable devant la contemplation de la beauté sublime. Depuis, de nombreux psychiatres ont reconnu l'existence de ce phénomène et l'ont appelé le syndrome de Stendhal.

  – D'après ce que vous dites, je suis sûrement en danger ! plaisanta-t-il, sans pour autant prendre au sérieux ce pronostic. Mais quels sont les symptômes d'une telle crise ? demanda-t-il pour aiguiser sa curiosité.

  – Eh bien ! les études sur les patients atteints de cette pathologie diagnost
iquent des moments de panique, de dépression ou d'euphorie, la peur de mourir ou de devenir fou. J'avais lu à ce sujet un article où il était indiqué que les personnes les plus vulnérables à ce phénomène étaient les trentenaires célibataires.

  – Vous plaisantez ?

  – Non, pas du tout ! répliqua sincèrement la jeune femme, dont la sonnerie du téléphone venait de retentir, excusez-moi...

  Pendant que la belle était occupée à commenter dans le détail l'enterrement de sa grand-mère, Saint Hilaire se rappela qu'il avait reçu un message alors qu'il courait comme un forcené dans le hall de la gare. Il sortit son portable et consulta ses textos : message de Caramany : « I.G.S. au commissariat, suis accusé de viol, svp de l'aide suis innocent. » Saint Hilaire se redressa vivement. La jeune femme vit blêmir son colocataire d'un soir, mais sans ralentir pour autant le débit de sa conversation. Le commissaire de police réfléchit quelques secondes à ce qu'il pouvait faire tout en laissant ses yeux s'égarer sur les formes harmonieuses de Monica Scalzo. Il commença par envoyer un message à destination de son adjoint, puis composa un autre numéro de téléphone, mais la tonalité était très faible, les bruits du train la rendaient quasiment inaudible.

  – Allô !

  – Henri !

  – Oui, qui est à l'appareil ?

  – C'est Pierre ! Pierre Saint Hilaire ! cria le commissaire.

  – Ah ! Pierre ! Je t'entends très mal, où es-tu ? interrogea son interlocuteur.

  – Dans un train entre l'Italie et la France. Je n'ai pas le temps de t'expliquer, mais je viens d'avoir des nouvelles de mon service. Mon adjoint, tu sais le lieutenant Caramany... ?