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Selected Poems (Penguin Classics) Page 13
Selected Poems (Penguin Classics) Read online
Page 13
Et le savoir d’un vieil artiste,
Bien que le sujet en soit triste,
Ont communiqué la Beauté,
On voit, ce qui rend plus complètes
Ces mystérieuses horreurs,
Bêchant comme des laboureurs,
Des Ecorchés et des Squelettes.
II
De ce terrain que vous fouillez,
Manants résignés et funèbres,
De tout l’effort de vos vertèbres,
Ou de vos muscles dépouillés,
Dites, quelle moisson étrange,
Forçats arrachés au charnier,
Tirez-vous, et de quel fermier
Avez-vous à remplir la grange?
Voulez-vous (d’un destin trop dur
Epouvantable et clair emblème!)
Montrer que dans la fosse même
Le sommeil promis n’est pas sûr;
Qu’envers nous le Néant est traître;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement,
Hélas! il nous faudra peut-être
Dans quelque pays inconnu
Ecorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu?
* * *
The Digging Skeleton
I
In the anatomical plates that lie around on those dusty embankments where the corpse of many a book sleeps like an ancient mummy,
Drawings which the seriousness and the knowledge of an old artist, despite their sad subjects, have endowed with beauty,
We see, making these mysterious horrors even more complete, flayed figures and skeletons digging like farm workers.
II
From this earth that you are digging so thoroughly, resigned villeins of death, with all the effort of your vertebrae or your exposed sinews;
Say, what strange harvest, work-gang pressed from the charnel-house, do you gather, and what farmer is expecting you to fill his barn?
Are you trying to show (clear and dreadful emblem of a too-cruel fate!) that even in the grave the promised sleep is not certain;
That the Void betrays us; that everything, even Death, lies to us, and that for all eternity, alas! we shall perhaps,
In some unknown country, be obliged to flay the stubborn earth, and to push a heavy spade under our naked, bleeding foot?
57 (XCV) Le Crépuscule du Soir
Voici le soir charmant, ami du criminel;
Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l’homme impatient se change en bête fauve.
O soir, aimable soir, désiré par celui
Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd’hui
Nous avons travaillé! – C’est le soir qui soulage
Les esprits que dévore une douleur sauvage,
Le savant obstiné dont le front s’alourdit,
Et l’ouvrier courbé qui regagne son lit.
Cependant des démons malsains dans l’atmosphère
S’éveillent lourdement, comme des gens d’affaire,
Et cognent en volant les volets et l’auvent.
A travers les lueurs que tourmente le vent
La Prostitution s’allume dans les rues;
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues;
Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l’ennemi qui tente un coup de main;
Elle remue au sein de la cité de fange
Comme un ver qui dérobe à l’Homme ce qu’il mange.
On entend çà et là les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler;
Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices,
S’emplissent de catins et d’escrocs, leurs complices,
Et les voleurs, qui n’ont ni trêve ni merci,
Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,
Et forcer doucement les portes et les caisses
Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.
Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
Et ferme ton oreille à ce rugissement.
C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent!
La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent
Leur destinée et vont vers le gouffre commun;
L’hôpital se remplit de leurs soupirs. – Plus d’un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
Au coin du feu, le soir, auprès d’une âme aimée.
Encore la plupart n’ont-ils jamais connu
La douceur du foyer et n’ont jamais vécu!
* * *
Evening Twilight
Here is charming evening, the criminal’s friend; he comes like an accomplice, loping stealthily; the sky closes slowly like a great alcove, and impatient man turns into a wild beast. O evening, sweet evening, longed for by him whose arms can truthfully say: Today, we worked. Evening alone comforts spirits devoured by a savage grief; the persistent scholar whose head droops towards his page, and the workman, his back bent, heading towards his bed. Meanwhile unhealthy demons in the atmosphere are sluggishly awakening, like people with business to do, and, in their flight, are bumping into shutters and porches. Amid the gleams that flicker in the wind Prostitution is lighting up in the streets; like an anthill it is opening up its byways; everywhere the whore is making her secret way, like an enemy preparing a sudden attack; she moves in the bowels of the city of mud like a worm stealing from Man what he eats. Here and there one can hear kitchens seething, theatres yelping, orchestras rumbling; restaurants where gambling is the main attraction are filling up with tarts and card-sharps, their accomplices, and the thieves, who know neither rest or mercy, will soon begin their work too, and gently force doors and safes to live for a few days and clothe their mistresses.
Reflect a while, my soul, at this grave moment, and stop your ears to all this roaring. It is the hour when the pains of the sick grow sharper! Dark Night catches them by the throat; they finish their destiny and go towards the common gulf; the hospital fills with their sighs. More than one will never return to claim his fragrant soup, in the evening, by the fireside, next to a beloved soul.
And what is more, most of them have never known the comfort of a home and have never lived!
58 (XCIX)
Je n’ai pas oublié, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite mais tranquille;
Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus
Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,
Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,
Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,
Contempler nos dîners longs et silencieux,
Répandant largement ses beaux reflets de cierge
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.
* * *
58
I have not forgotten it: near to the city, our white house, small but peaceful; its plaster Pomona and its elderly Venus hiding their naked limbs in a stunted copse, and the sun in the evening, splendidly streaming, there, behind the window which broke its light into rays, and seeming like a great eye open in the curious sky, looking down on our long silent dinners, and spreading the largesse of its beautiful light, like that of altar candles, on the frugal tablecloth and the serge curtains.
59 (C)
La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Sont vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
A dormir, com
me ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver
Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.
Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l’enfant grandi de son œil maternel,
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?
* * *
59
The great-hearted servant you were so jealous of, who is sleeping her sleep out now under a humble patch of grass, we really should take her some flowers. The dead, the poor dead suffer terribly, and when October, pruner of old trees, blows his melancholy gusts round their marble monuments, they must surely find the living very ungrateful, to sleep, as they do, warmly between their sheets, while, eaten up with black dreams, with no bed-mates, no cosy chats, old frozen skeletons fretted by the worm, they feel the snows of winter drip away and time seep past, while no friends or family come to replace the scraps that hang from their plot railings.
When the log whistles and sings, if one evening, calm, I were to see her sit down in the armchair; if, one cold, blue December night I were to find her crouching in a corner of my room, solemn and come from the depths of her eternal bed to keep a mother’s eye on the grown child; what could I say to that faithful soul, seeing tears fall from her hollow eyelids?
60 (CII) Rêve Parisien
A Constantin Guys
I
De ce terrible paysage,
Tel que jamais mortel n’en vit,
Ce matin encore l’image,
Vague et lointaine, me ravit.
Le sommeil est plein de miracles!
Par un caprice singulier,
J’avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier,
Et, peintre fier de mon génie,
Je savourais dans mon tableau
L’enivrante monotonie
Du métal, du marbre et de l’eau.
Babel d’escaliers et d’arcades,
C’était un palais infini,
Plein de bassins et de cascades
Tombant dans l’or mat ou bruni;
Et des cataractes pesantes,
Comme des rideaux de cristal,
Se suspendaient, éblouissantes,
A des murailles de métal.
Non d’arbres, mais de colonnades
Les étangs dormants s’entouraient,
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes, se miraient.
Des nappes d’eau s’épanchaient, bleues,
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues,
Vers les confins de l’univers;
C’étaient des pierres inouïes
Et des flots magiques; c’étaient
D’immenses glaces éblouies
Par tout ce qu’elles reflétaient!
Insouciants et taciturnes,
Des Ganges, dans le firmament,
Versaient le trésor de leurs urnes
Dans des gouffres de diamant.
Architecte de mes féeries,
Je faisais, à ma volonté,
Sous un tunnel de pierreries
Passer un océan dompté;
Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé;
Le liquide enchâssait sa gloire
Dans le rayon cristallisé.
Nul astre d’ailleurs, nuls vestiges
De soleil, même au bas du ciel,
Pour illuminer ces prodiges,
Qui brillaient d’un feu personnel!
Et sur ces mouvantes merveilles
Planait (terrible nouveauté!
Tout pour l’œil, rien pour les oreilles!)
Un silence d’éternité.
II
En rouvrant mes yeux pleins de flamme
J’ai vu l’horreur de mon taudis,
Et senti, rentrant dans mon âme,
La pointe des soucis maudits;
La pendule aux accents funèbres
Sonnait brutalement midi,
Et le ciel versait des ténèbres
Sur le triste monde engourdi.
* * *
Paris Dream
I
Of that terrible landscape, such as eye of man never saw, even the image, vague and distant this morning, is enough to ravish me.
Sleep is full of miracles! By a singular whim, I had banished from those scenes everything vegetable and irregular,
And, a painter proud of my genius, savoured in my picture the intoxicating monotony of metal, marble and water.
A Babel of stairways and arcades, it was a palace of infinite size, full of basins and waterfalls tumbling into matt or burnished gold;
And heavy cataracts, like crystal curtains, hung, dazzling bright, from metal walls.
No trees, but colonnades surrounded the sleeping ponds, where gigantic naiads, like women, gazed at their reflections.
Surfaces of water stretched away, blue, between pink and green quays, for millions of miles, to the ends of the universe;
There were unheard-of stones and magic waves; there were enormous mirrors, dazzled by what they reflected.
Heedless and unspeaking, new Ganges, in the firmament, poured the treasures of their urns into diamond gulfs.
The architect of my own magic scenery, I mastered an ocean and made it flow, at my will, through a tunnel cut in jewels.
And everything, even the colour black, seemed burnished, bright, iridescent; the glory of liquid was contained within a setting of crystallized light.
No stars by the way, no sign of a sun, even low in the sky, to light up these wonders, which shone with their own fires!
And over these ever-moving marvels there hung (terrifying novelty! everything for the eye, nothing for the ears!) an eternal silence.
II
As I opened my eyes full of flame, I saw the horror of the slum where I live, and felt, entering my soul once more, the iron of my cursed cares;
The clock with its deathly voice was brutally striking midday, and the sky was pouring down darkness on the sad, sluggish world.
61 (CIII) Le Crépuscule du Matin
La diane chantait dans les cours des casernes,
Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.
C’était l’heure où l’essaim des rêves malfaisants
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents;
Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge,
La lampe sur le jour fait une tache rouge;
Où l’âme, sous le poids du corps revêche et lourd,
Imite les combats de la lampe et du jour.
Comme un visage en pleurs que les brises essuient,
L’air est plein du frisson des choses qu s’enfuient,
Et l’homme est las d’écrire et la femme d’aimer.
Les maisons cà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
C’était l’heure où parmi le froid et la lésine
S’aggravent les douleurs des femmes en gésine;
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.
L’aurore grelottante en robe rose et verte
S’avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
* * *
Morning Twilight
Reveille was sounding in the barrack squares, and the morning wind was blowing on the lanterns.
It was the hour when the swarm of malicious dreams makes brown boys twist and turn on their pillows; when, like a bloody eye throbbing and shifting, the lamp makes a red blur on the daylight; when the soul, beneath the weight of the reluctant, heavy body, imitates the struggling between the lamp and the daylight. Like a weeping face, dried by the breezes, the air is full of the shiver of fleeing things, and man is tired of writing and woman of loving.
The houses here and there were beginning to smoke. Women of pleasure, their eyelids bruised, their mouths open, were sleeping their stupid sleep; female paupers, dragging their thin, cold breasts, were blowing on their embers and blowing on their fingers. It was the hour when, amid cold and miserliness, the pains of women in childbed grow worse; like a sob cut off by foaming blood, the cry of the cock in the distance tore the misty air; a sea of fog washed against the buildings; and the dying in the depths of the poorhouses were giving their death-rattle in irregular gulps. The debauchees were heading home, broken by their labours.