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Selected Poems (Penguin Classics) Page 11
Selected Poems (Penguin Classics) Read online
Page 11
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.
* * *
Spleen
I have more memories than if I were a thousand years old.
A big piece of furniture, a chest of drawers cluttered with balance sheets, with verses, love-letters, lawsuits, ballads, with heavy locks of hair rolled up in receipted bills, hides fewer secrets than my wretched brain. It is a pyramid, an enormous burial vault that holds more dead than the paupers’ field. I am a graveyard shunned by the moon, where, like fits of remorse, long worms slither and always choose to feed on my dearest dead. I am an old boudoir full of withered roses, where lie disorderly heaps of out-of-date fashions, where the plaintive pastels and faded Bouchers alone breathe in the odour of an unstoppered scent bottle.
Nothing equals the length of the limping days, when, under the heavy flakes of the snowy years, tedium, born of dull incuriosity, takes on the proportions of immortality. Now you are no longer, o living matter, anything but a block of granite surrounded by a formless fear, lying torpid in the furthest reaches of a misty Sahara; an old sphinx unregarded by the careless world, forgotten on the map, and whose unsociable whim it is to sing only to the rays of the setting sun.
47 (LXXVII) Spleen
Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,
Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,
S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes.
Rien ne peut l’égayer, ni gibier, ni faucon,
Ni son peuple mourant en face du balcon.
Du bouffon favori la grotesque ballade
Ne distrait plus le front de ce cruel malade;
Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,
Et les dames d’atour, pour qui tout prince est beau,
Ne savent plus trouver d’impudique toilette
Pour tirer un souris de ce jeune squelette.
Le savant qui lui fait de l’or n’a jamais pu
De son être extirper l’élément corrompu,
Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,
Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,
Il n’a su réchauffer ce cadavre hébété
Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé.
* * *
Spleen
I am like the king of a rainy country, rich but powerless, young and yet very old, who, despising the bowing and scraping of his tutors, bores himself in the company of his dogs, as of other creatures. Nothing can cheer him, neither game nor falcon, nor his people dying within view of his balcony. The favourite buffoon with his grotesque ballad can no longer lighten the brow of the cruel invalid; his fleur-de-lis-draped bed is turning into a tomb, and the ladies-in-waiting, for whom any prince is handsome, can no longer think of any shameless costume to draw a smile from the young skeleton. The learned man who makes gold for him has never managed to extirpate the corrupt element from his being, and even in those baths of blood which come down to us from the Romans, and which, in their old age, the powerful begin to remember, he has not been able to warm up that unfeeling corpse in which, instead of blood, runs the green water of Lethe.
48 (LXXVIII) Spleen
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
– Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
* * *
Spleen
When the low, heavy sky weighs like a lid on the spirit as it groans in the grip of long tedium, and when, filling the whole circle of the horizon, it pours out upon us a black daylight more gloomy than nights;
When the earth is changed to a damp dungeon where Hope, like a bat, flies about beating its timid wings against the walls and bumping its head on rotten ceilings;
When the rain, dragging out its immense, oblique lines, mimics the bars of a vast prison, and a silent tribe of filthy spiders comes to spin its webs in the depths of our brains;
Bells suddenly leap furiously to life and set up a ghastly howling to heaven, like wandering, homeless spirits beginning to moan unstoppably.
– And long funeral processions, without drums or music, file past slowly in my soul; Hope, defeated, weeps, and cruel, despotic anguish plants its black flag in my bowed skull.
49 (LXXXI) Alchimie de la Douleur
L’un t’éclaire avec son ardeur,
L’autre en toi met son deuil, Nature!
Ce qui dit à l’un: Sépulture!
Dit à l’autre: Vie et splendeur!
Hermès inconnu qui m’assistes
Et qui toujours m’intimidas,
Tu me rends l’égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes;
Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer;
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.
* * *
Alchemy of Sorrow
One man lights you up with his ardour, the other puts all his mourning into you, o Nature! What says to the one, ‘Burial’, says to the other, ‘Life and splendour!’
Unknown Hermes who helps me and who has always intimidated me, you make me the equal of Midas, saddest of all alchemists;
With your help I turn gold into iron and heaven into hell; in the shroud of the clouds
I discover a beloved corpse, and on the heavenly shores I build great sarcophagi.
50 (LXXXII) Horreur Sympathique
De ce ciel bizarre et livide,
Tourmenté comme ton destin,
Quels pensers dans ton âme vide
Descendent? réponds, libertin.
– Insatiablement avide
De l’obscur et de l’incertain,
Je ne geindrai pas comme Ovide
Chassé du paradis latin.
Cieux déchirés comme des grèves,
En vous se mire mon orgueil;
Vos vastes nuages en deuil
Sont les corbillards de mes rêves,
Et vos lueurs sont le reflet
De l’Enfer où mon cœur se plaît.
* * *
Sympathetic Horror
From that bizarre, livid sky, tormented like your destiny, what thoughts descend into your empty soul? Answer, unbeliever.
Insatiably drawn to the obscure and uncertain, I shall not moan like Ovid, expelled from the Latin paradise.
Skies torn like seashores, in you my pride contemplates itself; your vast, mourning-black clouds
Are the hearses of my dreams, and your shafts of light are the reflections of Hell, where my heart is at
home.
51 (LXXXIII) L’Héautontimorouménos
A J. G. F.
Je te frapperai sans colère
Et sans haine, comme un boucher,
Comme Moïse le rocher!
Et je ferai de ta paupière,
Pour abreuver mon Sahara,
Jaillir les eaux de la souffrance.
Mon désir gonflé d’espérance
Sur tes pleurs salés nagera
Comme un vaisseau qui prend le large,
Et dans mon cœur qu’ils soûleront
Tes chers sanglots retentiront
Comme un tambour qui bat la charge!
Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord?
Elle est dans ma voix, la criarde!
C’est tout mon sang, ce poison noir!
Je suis le sinistre miroir
Où la mégère se regarde.
Je suis la plaie et le couteau!
Je suis le soufflet et la joue!
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau!
Je suis de mon cœur le vampire,
– Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire!
* * *
The Heautontimoroumenos
I will strike you without anger and without hatred, like a butcher, like Moses striking the rock! And from your eyelids,
To slake my Sahara, I will make spring the waters of suffering. My desire, swelled with hope, will swim on your salt tears
Like a ship putting out to sea, and in my heart, which will be drunk with them, your dear sobs will resound like a drum beating the charge!
Am I not a discord in the divine symphony, because of the voracious Irony that shakes me and gnaws me?
She is there in my voice, the shrill creature! It is all of my blood, that black poison. I am the ill-omened mirror where the shrew watches herself.
I am the wound and the knife! I am the blow and the cheek! I am the limbs and the wheel, and the victim and the torturer!
I am the vampire of my own heart – one of those great outcasts condemned to eternal laughter and who can no longer smile.
52 (LXXXIV) L’Irrémédiable
I
Une Idée, une Forme, un Etre
Parti de l’azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé
Où nul œil du Ciel ne pénètre;
Un Ange, imprudent voyageur
Qu’a tenté l’amour du difforme,
Au fond d’un cauchemar énorme
Se débattant comme un nageur,
Et luttant, angoisses funèbres!
Contre un gigantesque remous
Qui va chantant comme les fous
Et pirouettant dans les ténèbres;
Un malheureux ensorcelé
Dans ses tâtonnements futiles,
Pour fuir d’un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumière et la clé;
Un damné descendant sans lampe,
Au bord d’un gouffre dont l’odeur
Trahit l’humide profondeur,
D’éternels escaliers sans rampe,
Où veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent visibles qu’eux;
Un navire pris dans le pôle,
Comme en un piège de cristal,
Cherchant par quel détroit fatal
Il est tombé dans cette geôle;
– Emblèmes nets, tableau parfait
D’une fortune irrémédiable,
Qui donne à penser que le Diable
Fait toujours bien tout ce qu’il fait!
II
Tête-à-tête sombre et limpide
Qu’un cœur devenu son miroir!
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,
Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
– La conscience dans le Mal!
* * *
The Irremediable
I
An Idea, a Form, a Being, come from on high and fallen into a muddy, leaden Styx where no eye of Heaven can penetrate;
An Angel, unwary traveller tempted by the love of the misshapen, caught in a huge nightmare and struggling like a swimmer,
And fighting, deadly anguish, against a gigantic eddy that goes by singing as madmen do and pirouetting in the darkness;
An unfortunate, bewitched, groping futilely, trying to escape from a place full of reptiles, looking for the light and the key;
A damned man without a lamp, on the edge of a pit whose smell betrays its damp depth, going down endless stairs without a rail,
Where slimy monsters are watching, whose wide, phosphorescent eyes make the night even darker and allow only themselves to be seen;
A ship caught in the pole, as in a crystal trap, trying to guess by what fatal channel it strayed into this gaol;
– Clear emblems, perfect image of an irremediable fate, which leads one to think that the Devil does well whatever he does.
II
Dark, limpid tête-à-tête of a heart become its own mirror. Well of Truth, clear and black, where one livid star trembles,
One ironic, hellish beacon, torch of Satan’s graces, the only comfort and the only glory: consciousness in Evil.
TABLEAUX PARISIENS
(Parisian Pictures)
53 (LXXXIX) Le Cygne
A Victor Hugo
I
Andromaque, je pense à vous! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L’immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel);
Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s’étalait jadis une ménagerie;
Là je vis, un matin, à l’heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,
Un cygne qui s’était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal:
«Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre?»
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s’il adressait des reproches à Dieu!
II
Paris change! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
Aussi devant ce Louvre une image m’opprime:
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d’un désir sans trêve! et puis à vous,
Andromaque, des bras d’un grand époux tombée,
&n
bsp; Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d’un tombeau vide en extase courbée;
Veuve d’Hector, hélas! et femme d’Hélénus!
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard;
A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais! à ceux qui s’abreuvent de pleurs
Et tettent la Douleur comme une bonne louve!
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!
Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus!… à bien d’autres encor!
* * *
The Swan
I
Andromache, I am thinking of you! That little river, poor, sad mirror in which there once shone forth the immense majesty of your widow’s sorrow, that false Simois that swelled with your tears,
Suddenly flooded over my fertile memory, as I was crossing the new Carrousel! The old Paris is no more; the shape of a city changes faster, alas, than a human heart;